Michel KORINMAN, Université Paris IV

 

 

   1.Sergio Romano,

toujours magistral, nous expliquait en 1994 pourquoi les Italiens se méprisent : ils savaient bien, après la chute du fascisme et l’armistice que Mussolini avait bénéficié jusqu’à la fin des années 1930 d’un consensus qui n’allait s’évaporer progressivement qu’avec les bombardements et les premiers revers, que le « pacte tacite » avec l’antifascisme triomphant – facilité par l’approche alliée du fascisme en tant que mal absolu, comme « incarnation satanique », permettant de gommer les implications – reposait sur une victimisation collective et une défaite maquillée, que pareil refoulement s’était répercuté sur tout le passé national – Première Guerre mondiale – confisqué par la droite radicale, interdisant justement l’émergence post-« thérapie nationale » d’un véritable patriotisme . Raisonnement qui pouvait sembler limpide, mais s’arrêter là revenait en même temps à oublier une extrême flexibilité propre à l’Italie ; celle-ci remontait au plus tard à cette invention majeure que fut le compromis historique des années 1970, en passant par la coalition (Forza Italia, Alleanza Nazionale, Lega Nord) de Silvio Berlusconi qualifié par certains de « grand-père politique de tous les mouvements populistes » en 1994 et s’incarnant pour finir dans la gouvernement M5S-Lega consécutif aux élections de mars 2018. Rien d’étonnant à ce que les députés de Forza Italia du même Berlusconi aient endossé le 29 décembre 2018 des gilets bleus en signe de protestation contre l’adoption du budget 2019 adopté par la Chambre ; on peut douter que les gilets bleus de Berlusconi connaissent le succès des « gilets jaunes » français, mais il faut reconnaître à l’aïeul un sens historique et politique aigu.

 

   2.National-républicains vs. extrême droite.

La classe intellectuelle et médiatique, presque toute vouée à l’antipopulisme, retient le développement rappelé par Étienne Gilson, l’historien de la philosophie au Moyen-Âge : « La conclusion à laquelle nous avons été perpétuellement ramenés est que la connaissance intellectuelle prend son point de départ dans les choses sensibles : principium nostrae cognitionis est a sensu » ; cependant : « La création n’est pas seulement un exode, c’est aussi une descente…et nous aurons à noter une série continue de dégradations de l’être en allant des créatures les plus nobles aux plus viles » . Cette « défectuosité » croissante se traduisant pour les « analystes » modernes dans un écart entre la « science » (politique) participant idéalement de la vérité et la « perception », engluée dans le réel, donc par définition plus ou moins grossière des peuples. Justement, Pierre-André Taguieff, l’un des principaux inventeurs du « populisme », nous avait mis en garde : la dénonciation du « populisme » dégénère fréquemment en « antipopulisme » susceptible d’aveugler les critiques, alors incapables d’appréhender des mouvements intellectuellement gênants – et dans leur optique même de les combattre. Or, si les « peuples » votent de façon toujours plus massive pour les partis dits « populistes », c’est en premier lieu pour récuser a posteriori l’absence de débat en Occident, dans les années 1990, quant à une mondialisation présentée comme inéluctable et dont les couches moyennes/basses – en particulier les segments coincés entre le contingent de l’assistanat et les classes aisée – sont les perdants ; et probablement aussi par une forte demande d’efficacité chez les gouvernants. Dénoncer ici une « peuplocratie » (par nature déviante) n’a aucun sens . Ces ultimes démocrates qui ne peuvent se résoudre à la « théorisation » d’une impuissance géopolitique de ceux auxquels ils ont confié leur destin constituant même un rempart d’abord contre l’abstentionnisme – crise aiguë de la représentation, mais aussi contre l’extrême droite qui constitue à l’évidence (avec l’extrême gauche de type Black Bloc) une composante du mouvement français des « gilets jaunes » . Après les partis « populistes » qui endiguent ou étouffent les radicaux en incarnant des ressentiments fondés, il n’y a plus que la demande de régime autoritaire .

Drôle d’époque où éditorialistes et intellectuels italiens s’écharpent, évidemment drapés comme tous leurs cousins européens dans une dignité sans failles. Rome redevient Rome puisque les « barbares » y sont désormais installés. Ne nous y trompons pas. Les « barbares », en l’occurrence, n’ont rien à voir avec de nouvelles invasions barbares (ce qui ne manquerait pas de sel); il s’agit des forces populistes (au sens plus que large) au pouvoir (le cas échéant partagé) ou en passe de l’être dans les pays d’Europe de l’Ouest. Trois positions émergeant alors : 1) le départ avec armes et bagages en « Papouasie » (-Nouvelle-Guinée ?) où l’île de Manus (îles de l’Amirauté) a paradoxalement longtemps servi d’espace (officiellement fermé à partir d’octobre 2017) de détention de migrants clandestins par la voie maritime dans des conditions inhumaines ; 2) la « romanisation » des « barbares » par leur normalisation à l’intérieur du système politique civilisé ; 3) la reconstruction, jugée bien improbable par ceux-là même qui la préconisent, d’une « troisième voie » destinée à chasser les premiers .

Et puis il y a ceux qui appellent à la résistance (armée ?) comme l’antiquisant Luciano Canfora dans un fort excitant pamphlet où l’histoire se transforme, avec d’instructifs passages sur Lénine et Mao, en philosophie délirante de l’histoire, une « spirale du fascisme » ayant balayé l’Europe : en matière d’immigration aucune différence entre l’ex-gouvernement Minniti-Gentiloni et celui du « gorille » Salvini ; la politique du sémillant néolibéral Emmanuel Macron (Vintimille) vaut celle de Marine Le Pen ; sans parler du « paranazi » Sebastian Kurz en Autriche, de l’hortyste Viktor Orbán en Hongrie, des « clérico-fascistes » en Pologne ; le Rassemblement national français et la Ligue italienne équivalant à Aube dorée (de fait classé néonazi) en Grèce. Mieux : jusqu’aux intellectuels affligés de désespoir historique face à la « barbarie » se voient en définive « salvinisés ». Au passage : l’atrabilaire historien de la Bibliothèque d’Alexandrie constate de façon involontairement brillante (cf. infra) mais avec signes inversés dans le cas français une convergence anti-élite européiste entre Mélenchon et Pcf, d’une part, et le Rassemblement national de l’autre. En somme : les « pulsions fascistes » sont partout .

 

   3.«Panpopulisme » La solution à l’italienne

Le vrai problème des démocraties d’Europe de l’Ouest est celui de leur « gouvernabilité », de la possibilité même de gouverner les États. Ont émergé trois cas d’école :

• L’intégration/association des « populistes » au pouvoir comme en Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ), en Norvège (Fremskrittspartiet, FrP, Parti du progrès libéral-conservateur), au Danemark (appui sans participation du Dansk Folkeparti (deuxième force du pays) et tout dernièrement en Andalousie avec la formation d’une coalition associant le Partido Popular, Ciudadanos et le nouveau parti droitier Vox (soutien extérieur), avec inflexion très nette sur la politique migratoire .

• Le blocage institutionnel, c’est-à-dire l’impasse. Vu qu’aucune formation politique ne voulait s’associer aux nationalistes anti-immigration de Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna), 17,6% des votes, lesquels pouvaient à coup sûr progresser en cas de nouvelles élections, la Suède aura mis plus de quatre mois, après les élections législatives de septembre 2018, pour se doter d’un exécutif rassemblant le Parti social-démocrate et les Verts avec le soutien du Parti du Centre (Centerpartiet) et des libéraux (Liberalerna) contre un accord politique sur des mesures clefs (et l’abstention des ex-communistes du Parti de gauche, Vänsterpartiet) . En Belgique, après 541 jours sans gouvernement consécutivement à la crise institutionnelle de 2010-2011, la décision de signer le pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières de l’ONU (de Marrakech) fait tomber le Premier ministre Charles Michel (Mouvement réformateur) en raison de la volte-face des nationalistes flamands de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), eux-mêmes menacés sur leur droite par le Vlaams Belang et qui entendent faire de l’immigration un thème essentiel de campagne aux élections législatives fédérales de mai 2019 (ce indépendamment de la contagion « gilets jaunes » pendant plusieurs semaines) .

• Un climat protoinsurrectionnel. Le cas le plus extrême étant sans doute celui de la France : depuis le 17 novembre 2018 le séisme historique des « gilets jaunes » y a ébranlé l’ensemble du territoire. Surtout dès lors que la gauche social-démocrate, en France comme partout en Europe, s’est désintéressée des causes populaires et focalisée sur les revendications minoritaires (ethnies, genre). Le mouvement s’est certes essoufflé fin décembre : annonces du président, mobilisation de plus en plus lourde à supporter et attentat terroriste de Strasbourg. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ait perdu de sa force.Trois aspects vont au contraire dans le sens d’une pérennisation. D’abord il est le fruit d’une réticularisation par le biais des nouvelles technologies ; ensuite il « coagule » à l’évidence des champs de revendication différents ; enfin il draine des revendications politiques et sociétales « modernes » allant bien au-delà d’une révolte fiscale ou de la lutte contre la vie chère comme le référendum d’initiative citoyenne lequel laisse loin derrière la révision constitutionnelle de Nicolas Sarkozy en 2008 (article 11, référendum partagé, introduction par 1/5e des parlementaires et soutien par 1/10e des électeurs) et dont la formulation nouvelle traduit une volonté de primer sur celle du Parlement. Du fait de sa nature « gazeuse » le mouvement peine à se doter d’une représentation avec la présence de deux ailes maximaliste (apparemment majoritaire) et minimaliste (les gilets jaunes libres), ainsi qu’une dispersion idéologique. D’où la difficulté à former une seule liste aux élections européennes bien qu’un résultat de 7/8% soit envisagé. C’est au Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen, qui a néanmoins fait preuve d’une grande habileté en se gardant bien de chevaucher le mouvement tout en lui manifestant un soutien indéfectible, et dans une moindre mesure chez la France Insoumise (FI) de Jean-Luc Mélenchon que cette liste protestataire puiserait. Au contraire, cette éventualité profiterait mécaniquement au camp macroniste. En tout état de cause Emmanuel Macron fait l’objet d’une haine portée par une société fracturée. Il a d’ailleurs été élu par le segment technocratique de celle-ci. Le système de gouvernance hyper verticale choisi par lui abstraction faite des « corps intermédiaires » l’a qui plus est placé en position frontale face au revendications ; d’où la nécessité d’organiser un débat national à partir de janvier sur l’ensemble du territoire. La chute à quelque 20% d’approbation a été d’autant plus brutale que le « macronisme » se présentait il y a 18 mois comme porteur d’un « nouveau monde », d’une modernisation auxquels une partie importante de la population avait voulu croire et d’une reconstruction nationale de la France dans le monde. Cette crise constituera à l’évidence un marqueur dans l’histoire contemporaine de la nation française.

Tout cela peut permettre à Palazzo Chigi de se présenter – indépendamment de ses résultats dans le domaine économique ! – comme la digue la plus efficace contre le pouvoir de la rue et l’effondrement des démocraties : grâce à nous pas de « gilets jaunes » et de revendications violentes dans les rues italiennes ; mieux côté M5S : « les gilets jaunes » c’est nous. L’explication de texte de Matteo Salvini répondant à l’ex-correspondant du Figaro à Rome et profond connaisseur de l’Italie Richard Heuzé ne manque ni de puissance ni de cohérence . Ironie mordante quant au président français : « Il me semble que sa popularité est au minimum historique. Plutôt que de s’en prendre à Salvini, Macron ferait mieux de s’en prendre à lui-même ». Avec un consensus de 60% pour la coalition M5S-Lega au pouvoir à Rome et la Ligue à quelque 33/36% dans les sondages, le vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur peut se targuer d’une sortie de l’impasse sur choix entre l’ingouvernabilité ou la transformation. Ruse hégélienne de l’histoire, le pays qui a compté 130 gouvernements en 157 années depuis l’Unité et où l’adhésion à l’État reste traditionnellement faible se veut à l’avant-garde d’une renaissance de la démocratie. Suivons le ministre, l’essentiel, c’est le changement : « Ce que les gens veulent avant tout, c’est recevoir et comprendre les messages » et « c’est le succès de la communication directe » ; « nous avons été élus pour changer l’état des choses ». Mais singulièrement : quant à la coalition « panpopuliste » entre le M5S et la Ligue, il s’agit « de partis différents chacun avec sa propre histoire » et sans programme ou passé administratif commun, « ce qui rend notre accord encore plus méritoire et stimulant ». L’Italie est la première démocratie occidentale à avoir reconstruit sa sphère politique autour de deux forces qui se sont développées à l’extérieur, Newcomers et Outsiders : d’une part un mouvement organisé comme un réseau ouvert (bien que sous rigide commandement du centre) ; de l’autre le parti d’un leader . Tournant initial en Europe ? Un cahier agrégeant des propositions comme le revenu de citoyenneté, la flat tax, l’abolition de la loi Fornero et l’endiguement de l’immigration qui répondaient manifestement à une demande globale, d’où son succès. Le « panpopulisme » en tant que repérage et collecte des doléances ? Comme si, en France, Benoît Hamon et Marine Le Pen, Génération.s et le RN avaient délimité un périmètre d’action commun. Et c’est l’Europe, sauf à sombrer dans un maelstrom (trou noir océanique, du néerlandais malen, soit à la fois tourbillonner et moudre !) géopolitique, qui devra évoluer : PIB, déficit, dette publique, spread, certes, mais dans les mots de Salvini : « j’espère que la Commission se rendra compte qu’elle ne peut pas persévérer dans sa politique budgétaire actuelle » ; « non aux euro-folies ». On note au passage qu’il n’est pas question ici d’Italexit . Pour ce qui est de l’Europe, il convient cependant qu’elle renoue avec ses racines ; toujours Salvini : « réaffirmer les valeurs de l’homme, de la femme, de notre histoire européenne, je répète judéo-chrétienne » (refus de tout élargissement au « cheval de Troie » turc).
On constate qu’en France Marine Le Pen envoie maintenant des signaux à LFI (à son électorat) en matière de proximité sur le plan social après que Mélenchon ait infléchi – provoquant par là une dispute dans l’appareil du parti – son discours sur l’immigration. Rien d’étonnant à ce que l’on parle de plus en plus à Paris (et ailleurs) de « modèle italien ».

 

4.Enfin:

ses orientations autorisent la Ligue à vouloir se positionner géopolitiquement au centre de l’Europe, Rome capitale de la Nouvelle Europe ? L’aporie de l’actuelle Union européenne, c’est sa nature géopolitiquement oxymorique. Elle est soi-même et son contraire. Elle n’est pas un État, ce qui était sa finalité implicite depuis 1957 et comme l’eût souhaité l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, avec un véritable gouvernement de la zone euro dépassant la « superstructure » (Commission et Parlement) dépourvue de légitimité démocratique, de même qu’une indispensable Chambre de l’euro (Eurokammer) dotée d’un authentique droit de contrôle et de décision. En fait : les appareils dirigeants de l’Union soviétique et de ses satellites reculèrent indéfiniment la question de fond de la transition du socialisme au communisme, car leurs régimes s’en seraient retrouvés mis en cause ; de la même manière les dirigeants européens ont longtemps différé celle d’éventuels États-Unis d’Europe soit parce qu’ils redoutaient de se heurter à des opinions publiques majoritairement hostiles, soit dès lors qu’eux-mêmes ne tenaient pas à renoncer au pouvoir. Trois dates faisant alors césure : 2004 et l’intégration des pays de l’Est et du Centre européens comme de Chypre et de Malte ; 2005 et l’annulation déguisée des référendums français, néerlandais (puis un détournement en 2008-2009 dans le cas irlandais) ; à partir de 2009-2010 la crise grecque et l’impossibilité d’un traitement national-européen. Mais en même temps l’Union se voit adresser des interrogations qui vont d’ordinaire aux États. Sur le bien-fondé des élargissements, quant aux déséquilibres économiques entre les pays, en ce qui concerne ce problème géopolitique majeur du XXIe siècle qu’est la migration.
Dans le premier cas, l’opération reposait à la fois sur la reconnaissance ouest-européenne d’une dette à l’égard des pays du Centre et de l’Est assujettis pendant des décennies à l’empire soviétique mais partait en même temps d’une conception hiérarchisante de l’intégration socioéconomique de ces derniers par le haut. Cependant, les fameux critères de Copenhague (1993) supposés contraindre les nouveaux entrants à respecter les valeurs de l’Union, progéniture incestueuse de la science politique et des bureaucraties européennes, auraient pu être rédigés en (nord-)coréen, car l’histoire de cette région du monde, elle, demeure gravée dans les mémoires collectives. Comme en témoigne le double concept de nation chez les Hongrois : d’une part celui qui correspond aux presque 10 millions d’habitants de citoyens vivant à l’intérieur des frontières nationales à proprement parler ; de l’autre celui qui englobe aussi les deux millions et demi de Magyars des pays voisins sur des territoires (les deux tiers du pays) dont le traité de Trianon avait amputé la Hongrie en 1920 (établissement encore un peu à la baisse en 1947). Ce dont a attesté la nouvelle Loi fondamentale de 2011-2012 portée par la majorité des deux tiers du gouvernement de Viktor Orbán et l’ensemble de la population : « Guidée par la cohésion d’une nation hongroise unie, la Hongrie porte la responsabilité de la situation des Hongrois vivant hors des frontières du pays. Elle aide au maintien et au développement de leur communauté. Elle soutient les efforts déployés pour maintenir leur magyarité, pour faire appliquer leurs droits individuels et collectifs, pour créer des organes collectifs d’autogestion et pour qu’ils s’épanouissent sur leur terre natale. Elle promeut leur coopération entre eux et la Hongrie » (Article D des Fondements) . Ceci à l’encontre d’un des principes fondateurs du retournement des valeurs, Umwertung aller Werte, qui sous-tend la construction européenne : la fin des irrédentismes au sens où des morceaux de population des uns chez les autres seraient en attente de « rédemption » par la mère patrie. Ce sont de toute évidence comme au vu et au su de la Commission de Venise et du Parlement européen deux acceptions de l’Europe qui s’entrechoquent là. Au fond, c’est en 2004 qu’un débat sur l’Europe devait être mené, pas en 2018-2019. On a préféré souscrire à un mélange d’arithmétique (la montée en puissance par l’addition des hommes, des kilomètres, des marchandises) et de téléologie (la nécessité historique) avant de fonder une politique. Après de longs atermoiements dus à l’appartenance de la Hongrie au Parti populaire européen (PPE) et à la subtilité tactique (inconnue des Polonais ) du Premier ministre hongrois, le Parlement européen vote le 12 septembre 2018 en faveur de l’activation de l’article 7 du traité sur l’Union européenne et use donc de son droit d’initiative pour demander au Conseil (les États membres) de se prononcer sur la situation de l’État de droit dans un pays de l’Union (448 voix pour, 197 voix contre et 48 abstentions). Il invite ce dernier à « constater s’il existe un risque clair de violation grave, par la Hongrie, des valeurs visées à l’article 2 du traité UE et à adresser à la Hongrie des recommandations appropriées à cet égard ». Une procédure qui n’ira pas à son terme, puisque la Pologne (elle aussi sous le coup de l’article 7 du fait de la Commission), l’Autriche et l’Italie (sans parler de la Bavière) qui partagent la fermeté d’Orbán sur les questions migratoires s’y opposeraient.
Mais ce qui vaut pour la Hongrie, concerne aussi bien l’Autriche et la volonté très grossdeutsch du chancelier de Vienne d’offrir aux germanophones et aux ladinophones de l’Alto Adige (Südtirol) le passeport autrichien et la double nationalité .
En somme, le débat qui aurait dû avoir lieu en 2004 n’a toujours pas été mené. Mais même si la conception « ethnique » de la nationalité propre à la fois à Budapest et au chancelier Sebastian Kurz tout comme de son partenaire FPÖ ne sert pas en l’occurrence les intérêts de l’Italie en Alto Adige (Südtirol) où la Ligue (11,1%) est maintenant partenaire de junte provinciale de la Südtiroler Volkspartei (41,9%, SVP, autonomistes modérés), Salvini a avec le Premier ministre hongrois beaucoup en partage : « Une vision commune en l’avenir. Une Europe qui protège ses frontières extérieures, défend l’emploi, la croissance, protège ses industries. Viktor Orbán incarne l’Europe que nous espérons construire l’an prochain, avec les élections au Parlement de Strasbourg ». Et puis : « Rappelons tout de même – il n’est pas inutile de le faire – qu’avec Bruxelles, nous n’avons pas le même point de vue sur l’immigration, à l’origine des sanctions que certains voudraient infliger à la Hongrie ». La question ne faisant d’ailleurs pas partie du contrat de gouvernement avec le M5S. Le patron de la Ligue espère apparemment que l’Italie puisse servir de modèle à d’autres : « Mais voyez-vous, moi aussi, quand j’ai été élu secrétaire en 2013, la Ligue ne faisait que 3% » ; « Nous comptons bien devenir à Strasbourg un grand groupe. Disposé avoir un rôle de gouvernement, bien sûr en s’alliant, mais certainement pas avec les socialistes ». Comme jadis l’Autriche du chancelier Kreisky (1970-1983) l’Italie s’emploierait dans cette optique à jouer entre l’Est et l’Ouest un rôle géopolitique nouveau.

Les souverainistes espèrent remporter un grand nombre de sièges et ils ont l’ambition de placer un commissaire européen en position clef sur les finances de l’Union, lequel laissera à l’Italie la bride sur le cou d’ici la fin de l’année. Les politistes s’interrogeront néanmoins avec profit sur l’éventualité de cohabiter à Rome tout en voulant d’une part chez les M5S un pôle modéré, antisouverainiste, anti-droites ou extrêmes droites et de l’autre un grand groupe souverainiste à Strasbourg . Luigi Di Maio qui se complaisait il y a plus d’un an dans un suivisme vis-à-vis d’Emmanuel Macron n’a-t-il pas proclamé son soutien aux « gilets jaunes » français et ne leur a-t-il pas proposé en vue des élections européennes de mettre à leur disposition le know-how du mouvement en matière de démocratie directe, Salvini assortissant pour sa part tout de même le soutien à un refus de la violence ?

 

   5. Rome sauvée (bien involontairement) par la France

Le président Emmanuel Macron, après s’être élevé avec hauteur au mois de juin 2018 contre la « lèpre populiste », avait clairement posé en août les termes géopolitiques d’un affrontement franco-italien (remontant à l’été 2017) sur l’Europe : progressistes pro-mondialisation et proeuropéens vs. nationalistes et la « politique de la haine » des antimondialisation et des eurosceptiques ; adversaire intérieur élu parce que considéré comme plus facile à battre Marine Le Pen, mais ennemi désigné en tant que chef de file ouest-européen du « populisme » Matteo Salvini . La « lune de miel » entre Macron et l’Europe se nourrissait à la fois de l’affaiblissement d’Angela Merkel après la crise des migrants et la montée en puissance d’Alternative für Deutschland (91 députés au Bundestag) d’une part, de l’émergence à Rome d’une dyarchie perçue comme a priori instable. La France se serait installée dans un vacuum politique en tant que tête de proue d’une réorientation européiste à l’intérieur de l’Union (reprenant à son compte plus modeste la vision de Joschka Fischer) ; il s’agissait de se donner les moyens de revenir au projet d’État européen en galvanisant les citoyens de l’Union afin précisément de contrecarrer le projet « populiste ».

Entre-temps allait se produire le mouvement des « gilets jaunes ». Risquons une thèse hardie : à Bruxelles le mouvement français a sauvé la mise du gouvernement italien. À la mi-septembre 2018 le commissaire européen français en charge des Affaires économiques, Pierre Moscovici, définit l’Italie en tant que « problème pour la zone euro » (phrase à vrai dire retoquée par le staff), parle de « péril populiste » et dénonce les « petits Mussolini » ; au mois de mai le commissaire allemand au budget Günther Oettinger (lequel s’excusera) expliquait déjà que les marchés se chargeraient d’éduquer l’Italie et que la dette italienne à 131% constituait un seuil intolérable pour les partenaires européens. 23 octobre 2018 : la Commission rejette – première dans l’histoire de l’Union européenne – le budget prévisionnel d’un État membre, Moscovici renchérissant : « Nous ne sommes pas face à un cas borderline, nous sommes face à une déviation qui est claire, nette et pour certains assumée ». Le 21 novembre, la Commission ouvre la voie d’une procédure disciplinaire pour déficit excessif . Or, le 19 décembre l’Italie s’en sort sans procédure avec des corrections de technique financière (prévision de croissance à 1,0% au lieu de 1,5% et déficit nominal à 2,04%) ; prise en compte de « circonstances spéciales » (infrastructures à moderniser par exemple après l’écroulement du pont à Gênes). Avec des divergences significatives d’appréciation à Bruxelles. Le Letton Valdis Dombrowski, vice-président de la Commission en charge de l’euro, ne trouve pas la solution idéale et prévient que lui et plusieurs de ses collègues maintiendront la politique économique et financière de Rome sous étroite surveillance. Au contraire, Moscovici ne tarit pas d’éloges ; lui parle désormais d’une victoire du dialogue politique sur la confrontation (pour mettre néanmoins quelques jours après en garde l’équipe gouvernementale jaune-verte). En somme : la France, en plein climat protoinsurrectionnel, s’est logiquement engagée dans le sauvetage d’une Italie qu’elle critiquait jusque récemment avec virulence ; les Européens, y compris les pays les plus réticents, n’ont pas voulu prendre le risque d’une double crise à l’Ouest du continent. Salvini prévenant au demeurant qu’avec le budget 2019 c’était la dernière fois que l’Italie se soumettrait aux « diktats » de Bruxelles ; ceci dans l’optique des élections européennes du mois de mai. Et d’autant que, gros avantage rhétorique au vice-ministre italien qui peut à bon droit convoquer des différences de traitement (deux poids deux mesures) entre l’Italie et la France les experts s’accordent sur une impossibilité pour Paris de remplir les engagements vis-à-vis de l’Europe après les promesses récentes d’Emmanuel Macron aux « gilets jaunes » : 3,4% de déficit public ?

Pourtant : l’Italie reste évidemment la patrie du machiavélisme. Salvini est monté en puissance, passant de 17,4% aux élections de mars 2018 à 34,7%, 36,2% et encore 32,9% en octobre-décembre alors que le M5S a reculé de 32,7% à 27% ; avec une confiance en forte baisse pour Luigi Di Maio à 43% contre 56% à Salvini ; 20% des électeurs du M5S se déclarant incertains ou se réfugiant dans l’abstentionnisme alors que 12% d’entre eux opteraient pour la Ligue ! ; ne pourrait-elle, après des résultats extrêmement favorables aux européennes, songer à faire cavalier seul ? Les leaders du M5S (dissidents naturellement en tête) voulant pour leur part éviter un amenuisement encore plus prononcé . Cela sanctionnerait alors la fin du « panpopulisme » et de l’imagination italienne au pouvoir.

NB Sur le plan méthodologique, rien de plus erroné que de « subsumer » en termes « scientifiques » 46 leaders dont Trump, Orbán, Hugo Chávez et Nicolas Maduro, Salvini et Di Maio sur 33 pays depuis les années 1990 sous l’étiquette méthodologique de « populisme », comme l’ont fait encore récemment Jordan Kyle et Yascha Mounk de l’Institute for Global Change (fondé par Tony Blair), tout débat géopolitique s’en trouvant interdit .