du André-Louis Sanguin, Université de Paris-Sorbonne

   Résumé

Jusqu’à un passé récent, les guerres se déroulaient entre Etats ou coalition d’Etats. Elles étaient formalisées par des déclarations de guerre et se terminaient par des traités de paix. Ce scénario traditionnel a changé avec la disparition de l’URSS et la fin de la Guerre Froide. Pour comprendre la vie et le déclin des traités de paix, il convient d’analyser les mécanismes changeants de leur genèse depuis la fin de la Première Guerre mondiale. L’effacement des traités de paix s’explique par la place considérable prise par les guerres civiles dans leurs différentes variantes. Les formes multiples des “nouvelles guerres”, plus complexes, plus floues et plus compliquées, rendent difficiles la mise en place de la paix. L’absence de “guerres classiques” entre Etats engendre la disparition des traités de paix. C’est l’un des aspects majeurs de la mutation radicale du système westphalien.

   Mots clés

accords de paix, conflits gelés, Conseil de Sécurité, déclaration de guerre, guerre asymétrique, guerre civile, traités de paix

   The rise and fall of peace treaties, a major change in the international relations

   Abstract

Up until recently, wars were taking place between states or coalitions of states. They were formalized through declarations of war and they ended with peace treaties. This traditional pattern changed after the collapse of the USSR and the end of the Cold War. In order to understand the rise and fall of peace treaties, it is necessary to scrutinize the changing mechanisms of their genesis since the end of the First World War. The fading away of peace treaties can be explained by the substantial place which is taken by civil wars in their different forms. The numerous aspects of the “new wars” are more complex, hazier and more complicated, making the peace process difficult. The absence of “classical wars” between states generates the disappearance of peace treaties. It is one of the main aspects of the radical change in the Westphalian system.

   Keywords

asymmetric warfare, civil war, declaration of war, frozen conflicts, peace agreement, peace treaty, Security Council

Jusqu’à un passé récent, les guerres se déroulaient entre Etats ou coalitions d’Etats. Avant la mise en place d’un état de guerre entre deux ou plusieurs Etats, quelques étapes capitales étaient généralement observables: tensions grandissantes entre les protagonistes, ultimatum lancée par une partie à une autre partie. Le plus souvent, l’ultimatum était accompagné d’exigences difficilement acceptables par l’autre partie. Le refus de l’ultimatum laissait planer la menace d’une déclaration de guerre qui est un acte de droit international public. L’ultimatum de l’Autriche-Hongrie à la Serbie le 26 juillet 1914 reste l’exemple le plus connu de ce type d’étape avant le déclenchement d’une guerre. Les déclarations de guerre préalables aux deux conflits mondiaux constituent les exemples historiques toujours cités. Selon les circonstances, quand une guerre concerne plusieurs Etats adversaires, la déclaration de guerre n’est pas nécessairement un acte unique réalisé dans un temps très court: 37 déclarations de guerre s’étalent entre le 28 juillet 1914 et le 8 novembre 1918, 60 déclarations de guerre s’effectuent entre le 3 septembre 1939 et le 8 août 1945. Dans son scénario le plus classique, l’achèvement d’une guerre entre deux ou plusieurs Etats se déroulait selon trois étapes successives: cessez-le-feu, armistice, traité de paix. Le plus souvent, l’armistice se confondait avec le cessez-le-feu. Les armistices les plus célèbres sont celui du 11 novembre 1918 mettant fin à la guerre entre la France et l’Allemagne et celui du 27 juillet 1953 mettant fin à la Guerre de Corée. On peut mentionner aussi les accords d’armistice israélo-arabes de 1949 formalisés par la Conférence de Lausanne. Les traités de paix s’inscrivent généralement dans le cadre de la conclusion d’une guerre conventionnelle. Or, les guerres contemporaines ont muté vers des formes différentes. Cette mutation a suivi la disparition de l’Union Soviétique et la fin de la Guerre Froide. La nature de la guerre a changé d’autant que les acteurs ne sont plus les armées conventionnelles mais des forces paramilitaires ou des forces non étatiques. L’affrontement d’Etat à Etat a laissé place à des formes de guerre plus complexes, plus floues et plus compliquées allant de la piraterie maritime à la guerre entre cartels de la drogue. La guerre classique a une fin clairement définie puisqu’elle s’achève par un traité de paix. Tout au contraire, la guerre non conventionnelle voit la paix définitive survenir après plusieurs années tant qu’une solution politique n’a pas été trouvée ou, pire, ne pas survenir du tout (Cattaruzza, 2014). Une autre évolution négative mérite d’être soulignée: une guerre classique entre Etats respecte globalement ce qu’il est convenu d’appeler les lois de la guerre. Il s’agit d’un encadrement du conflit et d’une mise en conformité au droit et aux Conventions de Genève (1949) ratifiées par tous les Etats du monde. Ce droit international humanitaire concerne les populations civiles, les prisonniers de guerre, les réfugiés, les membres de la Croix Rouge et les ONG humanitaires (Cattaruzza et Sintès, 2016). Or, ces lois de la guerre sont de moins en moins respectées car on assiste dorénavant à une augmentation du nombre de guerres civiles. Cela a pour conséquence de rendre la mise en place de traités de paix inter-étatiques beaucoup plus hypothétique. Comme il s’agit de plus en plus de guerres irrégulières, il en découle que le choix de faire la guerre et de faire la paix est de moins en moins l’exclusivité des Etats. Pour comprendre l’évolution des traités de paix et leur évanescence contemporaine, il importe de procéder à une analyse de leur cheminement historique à partir de la fin de la Première Guerre mondiale.

   Le système de Versailles ou l’âge d’or des traités de paix (expertises, négociations, contextes)

La Première Guerre mondiale a changé la face des conflits à la surface du globe. Par le nombre d’Etats concernés, par le nombre de lignes de front tant en Europe que hors d’Europe, par le nombre de morts, de blessés et de disparus, par la masse des destructions de toute nature, par son caractère industriel de production d’armements, elle n’a jamais eu de précédent dans l’histoire du monde. Les quatre armistices (du 29 septembre au 11 novembre 1918) entre les Alliés et les Empires centraux et leurs associés mettent fin au conflit et lance le processus de la Conférence de la Paix de Paris (janvier 1919 – août 1920). Ella va tenir 1646 séances sous l’égide de 52 commissions techniques. Elle fait disparaître trois empires et crée trois Etats en Europe (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Elle confisque les colonies allemandes pour les répartir entre six Etats vainqueurs. Elle crée la Société des Nations et elle divise tout le Proche-Orient ottoman en mandats attribués à la Grande-Bretagne et à la France. Elle donne naissance à cinq traités de paix entre les Alliés vainqueurs et les Etats vaincus (Versailles avec l’Allemagne, Saint-Germain en Laye avec l’Autriche, Neuilly avec la Bulgarie, Trianon avec la Hongrie, Sèvres avec l’Empire ottoman). C’est ce que l’on peut dénommer le système de Versailles qui apparaît comme l’apogée des traités de paix. Ce système met en place des modalités tout à fait nouvelles dans un cadre qui n’est plus un face à face entre deux Etats belligérants. L’ancien système en face à face trouve son illustration ultime avec la conclusion de la guerre franco-allemande de 1870-1871: armistice, traité de paix, annexion de territoires, occupation temporaire de 30 départements français, paiement d’une lourde indemnité de guerre. Dès 1917, alors que la défaite des empires centraux est loin d’être acquise, les gouvernements des pays alliés instaurent des organismes spéciaux pour aider à la préparation des dossiers des futures négociations de paix. C’est un mécanisme tout à fait nouveau placé en amont d’un traité de paix. Les gouvernements s’appuient dorénavant sur des experts scientifiques et universitaires qui produisent des documents sophistiqués provenant d’études de terrain, d’auditions de personnalités étrangères, de cartes thématiques. Le gouvernement français met en place le Comité d’Etudes en février 1917. Il regroupe 33 experts, tient 47 réunions et produit 60 mémoires. Plusieurs géographes réputés siègent dans son secrétariat (Vidal de la Blache, de Martonne, Demangeon). Le Comité d’Etudes va fournir des analyses, des rapports et des cartes à la délégation française de chaque traité de paix (Lowczyk, 2010). En septembre 1917, le Président Wilson institue un organisme intitulé The Inquiry, capable de rassembler la masse la plus complète d’informations susceptibles de servir pour une Conférence de la Paix. Les moyens mis en oeuvre sont sans commune mesure avec ceux du Comité d’Etudes. L’Inquiry regroupe 150 experts et spécialistes dont Isaiah Bowman, président de l’American Geographical Society. L’immeuble, la bibliothèque et les collections de cartes de l’AGS à New York sont mis à la disposition de l’Inquiry (AGS, 1919). Tous les domaines utiles pour les négociations de paix sont pris en compte. Les rapports, les cartes et les blocs-diagrammes produits par cet organisme vont constituer un stock inégalé d’informations, disponibles dès l’ouverture de la Conférence de la Paix (Gelfand, 1963). Les cartes deviennent, en quelque sorte, le langage international de la Conférence de la Paix et les Américains sont les mieux préparés et les plus performants dans ce domaine. Des copies de ces cartes concernant les sujets européens sont réduites en taille et insérées dans le Livre Noir de la délégation américaine. Quant aux cartes abordant les thèmes coloniaux, elles sont introduites dans un Livre Rouge. Livre Noir et Livre Rouge sont constamment consultés par les responsables politiques et les diplomates des autres délégations à la Conférence. A l’aide de ces cartes et sous l’ombre portée des Quatorze Points de la Déclaration Wilson, quelque 4800 kilomètres de nouvelles frontières sont instaurés en Europe centrale pour entourer les Etats créés ou modifiés par les Alliés. Dans toutes les délégations des pays vainqueurs, il convient de remarquer que les géographes sont directement impliqués à titre d’experts.

La Conférence de la Paix démarre en janvier 1919 et se termine en août 1920 avec le Traité de Sèvres relatif à l’Empire ottoman. Afin de conférer un meilleur fonctionnement à cette lourde machinerie diplomatique, le Conseil des Quatre (Wilson, Lloyd George, Clémenceau, Orlando) devient le grand orchestrateur de cette énorme réunion internationale où participent pas moins de vingt pays alliés ou associés. Chaque pays allié et associé dispose d’une délégation constituée de diplomates, de militaires et d’experts. Les plus grosses délégations proviennent des Etats vainqueurs qui ont supporté le plus gros effort de guerre et les plus grosses pertes humaines (France, Grande-Bretagne, Italie, Etats-Unis). Les pays vainqueurs de second rang disposent aussi de leurs délégations. Ces Etats ont des revendications territoriales à faire valoir. Roumanie et Serbie ont des comptes à régler avec l’Empire austro-hongrois à travers la nouvelle Autriche et la nouvelle Hongrie. Il en va de même pour la Grèce vis-à-vis de la Bulgarie et de l’Empire ottoman. Les délégations des pays vaincus ou de leurs Etats successeurs (Allemagne, Autriche, Hongrie, Bulgarie, Empire ottoman) ne sont pas traitées sur le même pied d’égalité. D’une part, elles ne participent pas à la totalité du processus car elles sont souvent convoquées juste avant la présentation finale des propositions du Conseil des Quatre. D’autre part, même si on les écoute, leurs remarques et observations sont peu prises en compte, y compris quand elles se réclament du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, ce principe wilsonien est pourtant le fil conducteur de tout le système de Versailles. Il est appliqué globalement lorsqu’il s’agit d’un pays vainqueur. Il ne l’est plus quand on est un pays vaincu (Ter Minassian, 1997).

La situation des délégations autrichienne et hongroise illustre ce mode de fonctionnement. La délégation autrichienne, forte de 60 membres (dont le géographe Robert Sieger), arrive à Paris le 15 mai 1919. Les Alliés lui présentent une première version du traité de paix le 2 juin puis une seconde version le 29 juillet. Le traité est signé à Saint-Germain en Laye le 10 septembre 1919. En réalité, la délégation autrichienne est exclue des négociations (Ginsburger, 2016). La délégation hongroise, formée de 73 membres (dont le géographe Pal Teleki comme commissaire général), arrive en France à la fin de 1919. Malgré une centaine de cartes et 18 mémorandums, présentant des arguments sérieux, le point de vue de la délégation hongroise est ignoré. Le Traité de Trianon est signé le 4 juin 1920. Outre la perte des deux tiers de son territoire de 1914, la Hongrie laisse 3.266.000 de ses compatriotes dans les zones frontalières des pays qui l’entourent (Ginsburger, 2016). Le Traité de Trianon est-il un défi à la géographie? Certes, le royaume de Hongrie de 1914 était un Etat pluriethnique et multinational avec une carte très compliquée mais la Hongrie proprement magyare formait un bloc territorial compact à l’exception des secteurs magyarophones de Roumanie avec lesquels la continuité territoriale n’était pas complète. Cette réalité n’a pas été prise en compte par les négociateurs alliés malgré la démonstration pertinente de Teleki et de ses cartes. Après la défaite ottomane (armistice de Moudros, 30 octobre 1918), le sort de cet empire vaincu est traité en dernier par les Alliés selon un processus particulier. La Conférence de San Remo (19-26 avril 1920) règle deux questions particulières avant tout traité de paix. D’une part, les provinces arabes de l’Empire ottoman sont confiées sous mandat à la Grande-Bretagne et à la France: Palestine, Transjordanie et Irak sont attribuées à la Grande-Bretagne, Syrie et Liban à la France. D’autre part, les conditions de paix doivent s’appliquer au reste de l’Empire ottoman, c’est-à-dire à ce qui correspond à peu près à l’actuelle Turquie. La délégation ottomane n’a plus qu’à signer le Traité de Sèvres (10 août 1920). Le démembrement territorial de la partie turque de l’Empire ottoman va encore plus loin que celui de la Hongrie. Le traité ne laisse à l’Empire que 23% de sa superficie d’avant 1914. Il lui enlève la Thrace occidentale (moins Istanbul) et la région de Smyrne (Izmir) cédées à la Grèce ainsi que l’Arménie occidentale, accordée à la nouvelle Arménie. Le tiers méridional de l’Anatolie est partagé en zones d’influence, italienne, française et britannique. Le Traité de Sèvres ne voit pas ses clauses territoriales réellement appliquées car le leader nationaliste turc Mustapha Kemal (gouvernement d’Ankara) se lance dans une guerre d’indépendance qui s’achève en octobre 1922. Elle nie toute légitimité au gouvernement impérial d’Istanbul et elle engage la lutte contre l’occupant grec. Les Alliés laissent faire et penchent progressivement pour une révision du traité. Après la victoire turque contre la Grèce en septembre 1922, le Traité de Sèvres est vidé de sa substance. Le Traité de Lausanne (24 juillet 1923) fait droit aux revendications kémalistes. La Turquie récupère la Thrace occidentale, toute l’Anatolie et l’Arménie occidentale. En fait, cela correspond au périmètre de la Turquie actuelle sans le sandjak d’Alexandrette (Iskenderun) cédé par la France à la Turquie en 1939. De son côté, la république turque abandonne toute revendication sur les provinces arabes de l’ancien Empire ottoman.

On voit donc que le mécanisme de mise en place des traités de paix obéit à une logique à trois facettes. D’une part, le principe wilsonien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’applique pas aux Etats vaincus malgré la qualité des travaux de leurs délégations. D’autre part, le droit du vainqueur l’emporte sur celui du vaincu. Enfin, les dispositions territoriales de ces traités sont pratiquement imposées par les vainqueurs. La Turquie est le seul pays à échapper à cette logique grâce à sa guerre d’indépendance. On observe également que les géographes servant d’experts voire de conseillers dans les délégations des pays vaincus n’ont pu peser sur les clauses territoriales défavorables à leur pays. S’il n’en va pas de même pour les géographes membres des délégations des pays vainqueurs, la question centrale est de savoir quelle a été leur influence exacte dans la fabrication des traités de paix (Bariety, 1996). A-t-on exagéré ou diminué leur rôle exact dans tout ce mécanisme diplomatique complexe? Les principaux géographes, experts ou conseillers des grandes délégations alliées, récusent tous les notions de frontière naturelle et de régions naturelles. Par contre, avec des variantes et des ajustements selon les territoires concernés, ils mettent en avant le principe des nationalités fondé sur la langue et sur la cohérence d’une région. Parfois, les notions de solidarité économique ou d’intérêt stratégique viennent se greffer sur ce fil rouge conducteur. C’est la méthode d’Emmanuel de Martonne à propos de la Roumanie. Fin connaisseur du pays pour y avoir réalisé ses thèses sur la Valachie et les Alpes de Transylvanie, de Martonne est clairement roumainophile. Selon les territoires à rattacher à la Roumanie et selon les voisins de la Roumanie (vainqueurs ou vaincus), l’argumentaire développé par de Martonne est à géométrie variable. Pour la Dobroudja, le droit du vainqueur prime sur celui du vaincu (Bulgarie) et il est nécessaire que la Roumanie possède un large débouché sur la Mer Noire. Pour le Banat, de Martonne estime que le tracé de la frontière Serbie-Roumanie doit aboutir à un compromis entre les positions des deux pays d’autant que la Serbie est un pays allié et vainqueur. La Transylvanie est hongroise jusqu’en 1918 et peuplée à l’époque de 55% de Roumains, de 35% de Hongrois et de 10% de Saxons. L’argument du géographe de Martonne change: il importe de ne pas couper les villes roumainophones de leurs banlieues et de leurs campagnes, même si ces deux dernières ne sont pas de langue roumaine. De même, il faut conserver la cohérence du réseau ferroviaire et donc ne pas le couper par une frontière surimposée. C’est ainsi que la Transylvanie tout entière passe dans le giron roumain au Traité de Trianon (Boulineau, 2004).

La fiabilité relative des cartes et des recensements rend très flou le critère ethno-linguistique. Chaque partie adverse fabrique des cartes et procède à des recensements dans le sens de ses intérêts. Or, ce critère est appliqué de manière subjective et parcellaire, surtout quand il s’agit de renforcer l’armature territoriale d’un Etat victorieux. Cette situation est tout à fait vérifiable dans le cas du traitement accordé à la Bulgarie (Ter Minassian, 2002). Le Traité de Neuilly (27 novembre 1919) réduit territorialement ce pays vaincu et le ré-enferme sur la Mer noire. Les Alliés doivent satisfaire les exigences territoriales des trois pays victorieux qui l’entourent (Roumanie, Grèce, Serbie). Conséquemment, la Dobroudja est attribuée à la Roumanie, la Macédoine est absorbée par la Serbie et la Thrace occidentale englobée dans la Grèce (Ter Minassian, 2002). La tentation aurait été grande de se servir de grands fleuves comme critères de frontière naturelle. Or, il n’en a rien été à l’exception du Danube entre Bratislava et Estergom où est portée la frontière de la nouvelle Tchécoslovaquie par la volonté des Alliés. On applique en faveur de la Tchécoslovaquie le principe de viabilité des frontières. En d’autres mots, on lui donne accès au Danube alors que la Slovaquie du Sud est historiquement peuplée de Hongrois sur une bande de 100 km de longueur le long du Danube. Les traités de Saint-Germain et de Trianon confèrent à la Tchécoslovaquie une armature territoriale très étirée d’Ouest en Est sur 1000 kilomètres. De plus, les Alliés ne tiennent pas compte du principe des nationalités. Outre les Hongrois de Slovaquie, les Ukrainiens de Ruthénie et les Allemands des Sudètes se retrouvent contre leur gré dans cet Etat créé de toutes pièces (Boulineau, 2008).

Certains géographes présents dans les délégations d’Etats re-créés ou créés jouent un rôle extrêmement actif de lobbying en vue de favoriser les meilleures solutions territoriales pour leur pays. Les exemples de la Pologne et de la Yougoslavie sont éloquents à cet égard. Le géographe polonais Eugeniusz Romer (1871-1954) est l’auteur du grand atlas statistique et géographique de Pologne publié en 1916. Ce document est crucial dans l’établissement des frontières de la Pologne ré-établie en 1919. Romer est membre de la délégation polonaise à la Conférence de la Paix. Il réclame le rattachement de Danzig, de la Prusse ocidentale et de la Galicie orientale (à majorité ukrainienne) à la Pologne mais il est d’accord pour que la Prusse orientale reste allemande. Il est un ardent promoteur d’un accès à la Baltique pour son pays. Au Traité de Versailles, les solutions proposées par Romer deviennent les solutions territoriales définitives, sauf Danzig qui devient une ville libre. On remarque, par ailleurs, que la frontière du Corridor Polonais, adoptée par le traité de paix, correspond à peu près à celle proposée par Romer (Chabot, 1972). Plus capital encore est le rôle joué par le géographe serbe Jovan Cvijic (1865-1927). Le 1er décembre 1918 est créé le royaume des Serbes, Croates et Slovènes qui prendra le nom de Yougoslavie en 1929. En réalité, le royaume de Serbie, Etat victorieux, récupère la Macédoine occupée par la Bulgarie pendant le conflit, absorbe le royaume du Monténégro mais, surtout, annexe la Bosnie, la Croatie et la Slovénie, territoires de l’Empire des Habsbourg. Exception faite de la Bulgarie, ce nouvel Etat, fabriqué par la Serbie, regroupe tous les Slaves du Sud. Avant de devenir membre de la délégation officielle de cette nouvelle Yougoslavie à la Conférence de la Paix, Cvijic, géographe réputé, va jouer sur deux registres: militant d’une cause et lobbyiste. Il est, depuis longtemps, partisan de la formation d’un Etat des Slaves du sud. Il dissimule un discours nationaliste sous le vernis d’une argumentation géographique remarquable d’érudition (Boulineau, 2001). Il démontre l’unité de civilisation des Serbes, des Croates et des Slovènes. Cvijic déploie ses talents de lobbyiste dès janvier 1917 lorsqu’il se réfugie à Paris. Il est en contact étroit avec le Service Géographique de l’Armée, le Comité d’Etudes (de Martonne) et l’Inquiry (Bowman). Il publie en 1918 l’ouvrage La Péninsule Balkanique qui est diffusé dans les cercles diplomatiques et politiques. Cvijic est sans doute partial mais ses travaux sont utilisés comme caution scientifique. Non seulement Cvijic est membre de la délégation yougoslave aux négociations de paix mais, de plus, il en est le président de la section territoriale. Cvijic connait un premier échec avec l’attribution du Bassin de Klagenfurt à l’Autriche par les Alliés (après référendum local) malgré la présence d’une population slovène significative. Son second échec est lié à la mise en place de la frontière Italie-Yougoslavie (Ginsburger, 2016). Les positions des deux Etats, bien que victorieux, sont antagonistes. Le Traité de Rapallo (12 novembre 1920) règle le tracé de cette frontière mais laisse les deux pays insatisfaits, chacun ayant espéré plus que ce qui lui est attribué.

Les succès ou les échecs des expertises des géographes sont liés au fait que les décisions territoriales prises lors de la Conférence de la Paix dépendent d’un cheminement complexe dans les sphères politiques et militaires. On remarque que les rapports des experts sont plus ou moins lus par les décideurs alors que les cartes jouent davantage un rôle réel dans les négociations de paix. C’est pourquoi on évoque même le pouvoir hypnotique des cartes (Ter Minassian, 1997). Ce qui est nouveau avec les traités de paix post-1918, ce sont les progrès de l’expertise territoriale et l’influence des réseaux professionnels et institutionnels. Cela permet de faire circuler des textes et des cartes dans le milieu universitaire et diplomatique. Toutefois, on observe que les arguments des experts géographes atteignent souvent leurs limites car les compromis pèsent lourd en raison des nécessités politiques. En d’autres termes, la pression politique rend vains les arguments fondés sur l’économie, l’ethnographie, l’hydrographie et la géologie. Les traités de paix qui clôturent la Première Guerre mondiale sont le résultat d’un processus compliqué de calculs et de compromis géographiques entre des demandes nationales incompatibles. Certains géographes sont pratiquement la seule source de connaissances pour d’autres experts à cause de leur pratique du terrain et des langues locales. Ils endossent ainsi une position d’intermédiaires indispensables et nécessaires. C’est très clairement le cas du géographe serbe Jovan Cvijic (Ginsburger, 2016).

   Les traités de paix consécutifs à la Seconde Guerre mondiale: la fin du système de Versailles

La Seconde Guerre mondiale ne donne pas lieu à une répétition du système de Versailles. Les théâtres d’opérations, les armées engagées, les populations civiles concernées, les bouleversements réalisés, les parties du monde impliquées recouvrent des dimensions absolument pas comparables à celles de la Première Guerre mondiale, tant elles lui sont supérieures. Au lieu d’un règlement global entre vainqueurs et vaincus sur la base d’une Conférence de la Paix aboutissant à des traités de paix regroupés sur une courte période, on assiste à une série de traités de paix “à la carte” qui s’étend de 1947 à 1990. A trois exceptions près, ces traités ont une portée limitée dans la mesure où ils s’établissent le plus souvent entre un Etat vainqueur et un Etat vaincu et non avec la totalité des puissances alliées victorieuses en 1945 et les puissances vaincues. De fait, dès 1945, l’URSS et la Chine communiste, d’un côté, et les Alliés occidentaux, de l’autre, ne s’entendent plus sur rien ou presque. Cela est déjà sensible aux Conférences de Yalta et de Potsdam. Le monde s’organise plus ou moins selon deux blocs idéologiques antagonistes. Les vainqueurs ne s’accordent pas sur l’Allemagne, partitionnée dès 1947 tandis que la Corée subit le même sort. La création de l’ONU en juin 1945 alors que la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore terminée (le Japon n’a pas encore capitulé) a pour objectif le maintien de la paix et la sécurité internationale. Le paradoxe réside dans le fait que l’ONU ne contribue en aucune manière aux traités de paix clôturant le second conflit mondial. Le droit de veto accordé aux cinq membres permanents du Conseil de Sécurité (Etats-Unis, URSS, Chine, Grande-Bretagne, France) n’est pas étranger à cet état de choses.

Ce sont les traités de paix de Paris (10 février 1947) qui apparaissent comme le pâle et unique reflet du système de Versailles. Ils sont précédés d’une Conférence de la Paix tenue à Paris (29 juillet-15 octobre 1946) où les quatre Alliés victorieux négocient les détails de la paix avec les pays vaincus sur le front européen à l’exception de l’Allemagne. Il s’agit de l’Italie et des pays alignés sur l’Axe (Roumanie, Hongrie, Bulgarie, Finlande). Ces traités englobent des réparations de guerre, la disparition de l’empire colonial italien et des changements frontaliers à l’avantage de leurs voisins. L’Italie recule sa frontière sur les Alpes Juliennes laissant à la Yougoslavie les territoires qu’elle avait obtenus en 1919 et 1924. Faute d’accord entre les Alliés occidentaux et la Yougoslavie de Tito, le Territoire Libre de Trieste est érigé et divisé entre une zone A anglo-américaine et une zone B yougoslave. Cette construction bancale disparait en 1954, la zone A revenant à l’Italie et la zone B à la Yougoslavie. Les pertes territoriales concernent aussi les autres Etats vaincus. La Finlande cède à l’URSS presque 15% de son territoire d’avant 1939 (corridor de Petsamo, Carélie). La Hongrie revient à ses frontières du 1er janvier 1938. Elle rend à la Tchécoslovaquie la Slovaquie du Sud riveraine du Danube, annexée en 1938. La Transylvanie du Nord, annexée en 1940, retourne à la Roumanie. La Backa, annexée en 1939, est rendue à la Yougoslavie. Enfin, la Transcarpathie, annexée en 1941, revient à l’URSS. En fait, la Hongrie restitue tous les acquis territoriaux autorisés par Hitler entre 1938 et 1941. Ils concrétisaient le révisionnisme hongrois et son alignement sur l’Allemagne nazie. La Roumanie revient à ses frontières du 1er janvier 1941. En clair, elle confirme l’annexion par l’URSS en 1940 de la Bessarabie et de la Bukovine du Nord. Elle cède à la Bulgarie la Dobroudja du Sud. La Bulgarie retourne à ses frontières du 1er janvier 1941. Elle rend la Macédoine du Vardar à la Yougoslavie et restitue à la Grèce la Thrace occidentale et la Macédoine orientale. En ce qui concerne les anciens fronts européens de la Seconde Guerre mondiale, le scénario “à la Versailles” ne se répète encore que deux fois (1955 et 1990) en présence des quatre Alliés victorieux. En 1945, les Alliés entrent en Autriche et la séparent immédiatement de l’Allemagne. La République d’Autriche est réinstaurée et dotée d’un gouvernement et d’un parlement. Toutefois, le pays ne récupère pas sa souveraineté internationale et il est divisé en quatre zones d’occupation alliées, tout comme sa capitale Vienne. Par le Traité d’Etat du 15 mai 1955, les quatre Alliés rendent sa pleine et entière souveraineté à l’Autriche dans ses limites territoriales d’avant l’Anschluss et évacuent le pays en octobre 1955. Enfin, pour mettre diplomatiquement un terme à la Seconde Guerre mondiale, la RFA et la RDA signent le Traité de Moscou (12 septembre 1990). Son titre officiel est “Traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne”. Ce traité règle définitivement la question des frontières de l’Allemagne avec la Pologne. L’Allemagne renonce à tout armement nucléaire et réduit ses forces armées à 370.000 soldats. Le traité de réunification de l’Allemagne est signé le 23 août 1990 pour entrer en vigueur le 3 octobre 1990, jour où la RDA cesse d’exister. En réalité, le Traité de Moscou est consubstantiel à la réunification allemande. Les deux traités sont les deux pièces d’une même mécanique. Le Traité de Moscou stipule que l’Allemagne réunifiée recouvre sa pleine souveraineté au moment même de la réunification. Ce processus ne prend que 22 jours.

Ces traités (Paris 1947, Vienne 1955, Moscou 1990) demeurent les seuls où les grands alliés de 1945 agissent comme co-auteurs de la paix. Ensuite, de 1951 à 1978, six traités de paix “à la pièce” ou “à la carte” sont signés entre certains Etats victorieux et certains Etats vaincus. Ce sont des traités partiels dans la mesure où ils ne se consacrent pas à un règlement global de paix entre tous les belligérants (Bell, 2006, 2008). Le Traité de San Francisco (8 septembre 1951) est un traité de paix avec le Japon signés par les seuls Alliés occidentaux sans Taiwan, la Chine populaire, l’URSS et l’Inde. Il marque la fin de l’occupation du Japon par les forces américaines et le pays renonce à toute extension territoriale. Taiwan et le Japon signent la paix par un traité séparé dit Traité de Taipei le 28 avril 1952 mais la Chine populaire n’est pas partie prenante de ce règlement. Il s’agit donc d’un traité très limité entre deux Etats devenus alliés dans le contexte de la Guerre Froide. C’est le même type de traité de paix qui est signé le 22 juin 1965 entre le Japon et la Corée du Sud. Le Japon verse d’importantes compensations financières à la Corée du Sud en dédommagement des préjudices subis et des atrocités commises depuis l’annexion de la Corée par le Japon en 1910. Le Traité d’Osimo (10 novembre 1975), signé entre l’Italie et la Yougoslavie, entérine définitivement la division du Territoire Libre de Trieste (1947-1954) entre les deux Etats. Avec ce traité, les relations italo-yougoslaves prennent un tour pacifique et règle le dernier avatar de la Seconde Guerre mondiale entre les deux pays. De leur côté, la Chine populaire et le Japon signent un traité de paix le 12 août 1978 qui solde le second conflit mondial entre les deux Etats (Colard, 1980).

Au total, on s’aperçoit que les traités de paix consécutifs à la Seconde Guerre mondiale sont incomplets et imparfaits. Le statut de la Corée n’a jamais été réglé tandis que, suite à la Guerre de Corée (1950-1953), les deux Corées sont toujours officiellement en guerre. Enfin, même si les relations entre le Japon et la Russie suivent un cours relativement positif, un traité de paix n’a jamais été signé entre les deux pays car le Japon revendique la restitution des quatre îles des Kouriles du Sud, mitoyennes du Japon. Plusieurs observations peuvent être tirées de cette série hétéroclite de traités de paix consécutifs au second conflit mondial. Premièrement, ils s’étalent sur une durée très longue (de 1947 à 1990) alors que des pays sont encore techniquement en état de guerre (les deux Corées, Russie et Japon). Deuxièmement, la rupture entre les Alliés dès 1946 (URSS d’un côté, Occidentaux de l’autre) stérilise toute émergence d’un traitement global de la paix, notamment en Asie où la coupure de la Chine en deux entités complique la donne. La Guerre Froide bloque tout règlement dans la mesure où les anciens Etats vaincus s’alignent sur l’un ou l’autre des deux blocs. Troisièmement, ce traitement de la paix se réalise en pièces détachées en l’absence d’une grande conférence préparatoire comme a pu l’être Versailles en 1919-1920. Quatrièmement, l’ONU, dont la création est le fruit direct des vainqueurs de 1945, n’a jamais joué le moindre rôle dans ces règlements de paix. Cinquièmement, durant la dernière année ou les derniers mois du conflit et contrairement à ce qui s’était pratiqué en 1917 et 1918, on ne voit pas fonctionner l’équivalent de l’Inquiry ou du Comité d’Etudes dont l’objectif était de remodeler la carte de l’Europe, de créer de nouveaux Etats et surtout de statuer sur les Etats vaincus.

   Le crépuscule des traités

Très peu de véritables traités de paix sont signés au cours des dernières décennies. On en recense à peine une dizaine qui se répartissent en deux catégories bien distinctes. Un premier groupe englobe des traités mettant fin à des conflits importants. Ces traités concernent non seulement les Etats belligérants mais également des puissances qui ont encadré et parrainé le processus de paix. Le second groupe se limite à des traités en face à face. Il s’agit de la conclusion pacifique d’une guerre limitée entre deux Etats voisins dans un contexte territorial relativement restreint. Ce type de conflit n’a pas de conséquences internationales étendues et n’implique pas de grands Etats proches ou lointains. Néanmoins, ces deux catégories de traités sont l’objet d’un changement sémantique significatif. A une ou deux exceptions près, on ne parle plus de traités mais d’accords de paix. Entre 1954 et 1995, cinq traités de paix mettent fin à des conflits importants. Les Accords de Genève (20 juillet 1954) mettent fin à la Guerre d’Indochine entre la France et le Vietminh (ou République Démocratique du Vietnam). Le Laos et le Cambodge deviennent indépendants et le Vietnam est divisé en deux Etats de part et d’autre du 17ème parallèle. Les Accords de Paix de Paris (janvier 1973) mettent fin à la Guerre du Vietnam (1965-1973). Signés entre les Etats-Unis, le Nord-Vietnam, le Sud-Vietnam et le Vietcong, ils ramènent à une sorte de statu quo ante avec maintien des deux Vietnams. Le retrait des forces américaines, clause centrale de ces accords, laisse le Sud-Vietnam démuni. Avec la chute de Saigon (30 avril 1975), le Sud-Vietnam est absorbé par le Nord-Vietnam qui réunifie le Vietnam tout entier à son profit. Si les grandes puissances n’ont pas vraiment joué un rôle de médiatrices dans les deux guerres d’Indochine, il n’en va pas de même pour le conflit israélo-arabe. Les Etats-Unis se posent en médiateurs entre l’Egypte et Israël. Les dirigeants des trois pays (Carter, Sadate, Begin) et leurs délégations négocient, pendant treize jours en septembre 1978 à Camp David (Maryland), les conditions d’une paix durable entre les deux pays. L’habile pression américaine permet d’aboutir au traité de paix israélo-palestinien signé à Washington le 29 mars 1979. L’Egypte est le premier pays arabe à reconnaître Israël. Le traité met fin à l’état de guerre entre les deux pays prévalant depuis 1948. Israël évacue la péninsule du Sinaï occupée depuis 1967. En retour, Israël dispose d’une totale liberté de circulation sur le canal de Suez, le golfe d’Akaba et le détroit de Tiran. Sous la médiation du Président Clinton et après quelques mois de négociation, la Jordanie et Israël signent un traité de paix le 26 octobre 1994. Ce traité met fin à l’état de guerre en vigueur depuis 1948 entre ces deux pays voisins. Des points de passage frontaliers sont créés. Cela permet le libre transit des marchandises et la circulation des touristes et des travailleurs frontaliers. Un plan de partage de l’eau frontalière est mis en place.

Les Accords de Paix de Dayton signés à Paris le 14 décembre 1995 mettent un terme à la Guerre de Bosnie et à la Guerre de Croatie. Les négociations de paix se déroulent du 1er au 21 novembre 1995 sur la base de l’US Air Force à Dayton (Ohio). Les chefs d’Etat des trois pays concernés (Bosnie, Croatie, Serbie) sont soustraits à tout contact extérieur et sont placés dans des pourparlers de paix pilotés par trois négociateurs (Etats-Unis, Russie, Union Européenne), le négociateur américain ayant le rôle principal. Le soutien technique est assuré par des centaines de personnes équipées d’un matériel très sophistiqué (imagerie satellitaire, cartographie digitale…). Les accords de paix sont signés par les trois chefs d’Etat concernés, auxquels s’ajoutent, à titre de témoins, les signatures des partenaires du processus: Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Russie, Union Européenne. Pour ramener la paix en Bosnie, la solution adoptée réside dans un montage territorial et administratif d’une complication extrême et qui n’a pas son équivalent dans l’histoire contemporaine. Ce pays est divisé en deux entités, l’une fédérale (croato-bosniaque) et l’autre unitaire (serbe), séparées par une ligne-frontière inter-entités au tracé tortueux correspondant en gros à la ligne de front au moment des négociations de Dayton. Près d’un quart de siècle après la fin de ce conflit, la Bosnie reste un Etat peu fonctionnel, victime de la corruption et du clientélisme. La double faillite de Dayton réside, d’une part, dans une structure politico-administrative démesurée et inefficace (un “mille-feuilles” territorial) et, d’autre part, dans une reconstruction économique qui n’a jamais été pensée au moment des négociations de paix et qui, ultérieurement, n’est jamais survenue. La bureaucratie pléthorique (quasi 14 gouvernements différents) décourage les investisseurs. L’exode des actifs et des jeunes ainsi que les transferts d’argent au pays par la diaspora maintiennent une forme de statu quo économique d’un Etat stagnant et sans dynamisme. Si la médiation américaine joue un rôle non négligeable dans le processus de paix entre Israël et ses voisins (Egypte, Jordanie), elle change complètement de nature avec le mécanisme de Dayton. On fait face à une autre logique. C’est un peu l’obtention de la paix au forcing pour trois raisons assez claires. D’une part, les Etats-Unis sont les véritables orchestrateurs des négociations de Dayton. D’autre part, les dirigeants des trois Etats belligérants sont assignés à résidence sur la base de Dayton pendant trois semaines jusqu’à ce qu’un compromis de paix soit finalisé. Enfin, les accords de paix de Dayton font office de constitution pour la Bosnie post-Dayton. Tous ces éléments sont absolument inédits dans la genèse d’un traité de paix (Gray, 2005).

Entre 1984 et 2018, les derniers véritables traités de paix sont signés entre Etats souverains placés en face à face dans un conflit qui vient de s’achever. En règle générale, il s’agit de conflits secondaires sans grande conséquence internationale. Le Traité de Paix et d’Amitié entre l’Argentine et le Chili est signé au Vatican le 19 novembre 1984. Il met un terme à la question du Canal de Beagle qui a failli dégénérer en conflit armé à partir de 1978. Suite à l’arbitrage du Vatican, il définit la frontière maritime dans cette zone entre les deux pays. L’arbitrage du Saint-Siège représente une solution médiane entre les prétentions du Chili sur l’Atlantique et celles de l’Argentine sur le Pacifique. Le dernier traité de paix signé durant la première décennie du XXIème siècle concerne une guerre limitée au continent africain. La guerre Erythrée-Ethiopie (mai 1998-juin 2000) trouve son origine dans un contentieux frontalier entrecroisé. Elle est dévastatrice en termes de pertes humaines et financières et d’afflux de réfugiés. Les Accords d’Alger (12 décembre 2002) mettent fin à ce conflit. Ils ont comme conséquence la mise en place d’une commission frontalière pilotée par la Cour d’arbitrage international de La Haye et le déploiement, à la frontière, d’une force de maintien de la paix des Nations-Unies dénommée MINUEE. Créée par le Conseil de Sécurité, cette mission prend fin en 2008. Cette paix, ponctuée de tensions, est restée fragile jusqu’en 2018.

On constate donc que les derniers traités de paix changent de nature et de conception. A l’exception de la Guerre d’Indochine et de la Guerre du Vietnam, les grandes puissances ne sont plus engagées comme belligérantes dans ces conflits d’un genre nouveau (Chojnacki et Reisch, 2008). Tout au plus, elles sont les médiatrices comme pour l’instauration de la paix entre Israël et ses voisins. Dans le cas des guerres post-yougoslaves, elles orchestrent clairement le processus de paix en l’imposant aux protagonistes (Accords de Dayton). Dans le cas de la fin de la guerre de Bosnie-Croatie, une grande alliance militaire, en l’occurrence l’OTAN, met ses forces et son offensive dans la balance contre les milices paramilitaires serbes. Elles forcent ainsi les parties à entrer en négociation. Fait nouveau: pour sortir du conflit, les protagonistes s’en remettent à l’arbitrage d’un Etat ou d’un organisme totalement neutres. L’arbitrage du Vatican dans le conflit Chili-Argentine en est la plus vivante démonstration. Lors de la paix concluant le conflit Erythrée-Ethiopie, la Cour d’arbitrage international de La Haye joue également un rôle majeur dans la résolution du différend frontalier. Autre nouveauté : dorénavant, l’établissement de la paix s’accompagne de la mise en place d’une force de maintien de la paix, principalement des contingents de Casques Bleus des Nations-Unies. Un cas à part est fourni par la Bosnie où les Casques Bleus cèdent la place à une force de maintien de la paix, dénommée SFOR (1996-2004) sous commandement de l’OTAN, elle-même remplacée par EUFOR ALTHEA relevant de l’Union Européenne. Les négociations de paix de Dayton sont l’exacte antithèse des négociations de Versailles. Ces dernières avaient nécessité des mois et des mois avant d’aboutir aux traités de paix. A Dayton, le forcing américain et la puissance des techniques de télédétection et de cartographie informatisée réduisent la période de négociations à trois semaines !

   Les “nouvelles guerres”: d’autres mécanismes en action

Le scénario classique des conflits entre Etats ou coalition d’Etats s’ouvrant par une déclaration de guerre formelle et s’achevant par un traité de paix semble devenir un aspect des relations internationales en voie de disparition (Fazal, 2004, 2007). En d’autres termes, il y a beaucoup de conflits dans le monde mais il n’y a plus de traité de paix. Pourquoi ? Même si guerre il y a, on n’observe pratiquement plus de déclaration de guerre. Suite à l’invasion et à l’annexion du Koweit par l’Irak en août 1990, les Nations Unies condamnent vigoureusement cet acte. La Résolution 678 du Conseil de Sécurité, votée le 29 novembre 1990 avec un ultimatum fixé au 15 janvier 1991, autorise les Etats membres à attaquer l’Irak par la force pour l’obliger à évacuer le Koweit. Ce n’est pas une déclaration de guerre. Une coalition de 35 pays, forte d’un million de soldats et dirigée par les Etats-Unis, repoussent les forces irakiennes après une guerre de quelques jours (22-28 février 1991). La Résolution 687 du Conseil de Sécurité (3 avril 1991) déclare officiellement la fin de la Guerre du Golfe. Il n’y a pas de traité de paix avec l’Irak mais un cessez-le-feu entré en vigueur le 3 mars 1991. Dorénavant, des coalitions internationales mandatées ou non par l’ONU déclenchent un conflit sans déclaration de guerre préalable et ce conflit se termine sans traité de paix. La Guerre du Kosovo en constitue une bonne illustration. Après une campagne d’épuration ethnique à l’encontre des Kosovars, les forces serbes font face à une véritable guerre d’indépendance menée par l’UCK. Un groupe de contact de grandes puissances pousse la Serbie et l’UCK vers des pourparlers de paix lors de la Conférence de Rambouillet. Son échec engendre le lancement de l’Opération Allied Force (24 mars 1999) qui est une coalition sous commandement de l’OTAN mais sans aucun mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU. Après 78 jours de bombardement sur les positions serbes au Kosovo et même en Serbie, l’Accord de Kumanovo (9 juin 1999) met fin à la Guerre du Kosovo par le retrait des forces serbes de cette région. Il n’y a pas de traité de paix mais la mise en place de la KFOR (force de l’OTAN autorisée par la Résolution 1244 du Conseil de Sécurité) et de la MINUK (administration provisoire du Kosovo pilotée par l’ONU). Une coalition internationale sous mandat de l’ONU mais sous commandement de l’OTAN s’engage en Libye pour mettre un terme à la guerre civile. La coalition (mars-octobre 2011) met à bas le régime Kadhafi mais il n’y a aucune signature de traité de paix car le pays devient un Etat failli sans autorité centrale.

Ce qui était autrefois une déclaration de guerre classique devient une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies autorisant une opération pour ramener à la raison un Etat qui en attaque un autre (Irak contre Koweit) ou un Etat qui engendre une guerre civile sur tout ou partie de son territoire (Libye). L’absence de traité de paix s’explique soit par le changement de nature du pays (Irak après 2006), soit par la disparition de l’Etat (Libye) remplacé par un Etat divisé en plusieurs territoires contrôlés par des factions. La disparition ou l’absence de traités de paix s’expliquent aussi par le fait que la nature même des guerres a radicalement changé. On est en face de “nouvelles guerres”, concept forgé par Mary Kaldor (Kaldor, 2012). Les guerres asymétriques sont devenues de plus en plus fréquentes. Elles opposent le plus souvent l’armée d’un Etat à des combattants qui ne représentent pas un autre Etat. Ces combattants relèvent de différentes catégories selon les lieux et les pays concernés : résistants, guerrilleros, milices paramilitaires, moudjahidines. Ces acteurs non étatiques contribuent très fortement à une fragmentation des processus de conflits (Pearlman et Gallagher, 2012). Ce nouveau type de processus de guerre ne favorise pas l’émergence d’une paix à travers un traité à cause de la multiplicité des acteurs aux intérêts complètement divergents. La quintessence de ce genre de guerre n’est nulle part mieux illustrée que par le conflit en Syrie. Identifier tous les protagonistes revient à établir une liste interminable : Etat syrien, Daesh, Al Qaida, Hezbollah, milices chiites armées par l’Iran, forces kurdes, Russie, Turquie, coalition occidentale cantonnée à des opérations aériennes et à des forces spéciales. Ce que l’on dénomme la guerre civile syrienne apparaît comme l’un des conflits les plus compliqués de l’époque contemporaine dans la mesure où dominent non seulement un entrecroisement très complexe des objectifs en jeu mais aussi une démultiplication des acteurs, grands ou petits. Il n’y a plus un seul face-à-face mais des faces-à-faces divers et divergents. Qui est en guerre contre qui? Les perspectives de paix et de traité de paix semblent peu claires. Quelle paix et quel traité de paix dans un conflit un peu similaire, à savoir la guerre civile au Yémen, en cours depuis 2014? On y trouve un territoire divisé entre quatre belligérants antagonistes: les forces gouvernementales loyalistes, la rebellion houthie, les djihadistes d’Al Qaida et de Daesh, le Conseil de Transition du Sud. Une coalition de pays arabes menée par l’Arabie Saoudite appuie les forces gouvernementales par le biais de frappes aériennes et de blocus maritime tandis que l’Iran soutient la rébellion houthie.

La disparition progressive des traités de paix s’explique aussi par le fait que la majeure partie des conflits contemporains est constituée de guerres civiles dans leurs différentes variantes (Flint, 2005). Ces guerres sont ponctuées de cessez-le-feu souvent éphémères. L’issue du conflit prend différentes formes. Des périodes de répit alternent avec des périodes de reprise des hostilités sans qu’une véritable solution soit en vue. Par contre, certaines guerres civiles (Sierra Leone 1991-2002, Burundi 1993-2005, Libéria 1999-2005) se sont conclues par des accords de paix et la mise en place de forces de maintien de la paix des Nations-Unies. Inversement, des issues pacifiques à d’autres guerres civiles ne sont pas en vue (Darfour, Sud-Soudan, Afghanistan, Yémen) soit par manque de volonté politique évidente entre clans et seigneurs de guerre (Darfour), soit parce que l’Etat est un Etat défaillant (Somalie) ou presque défaillant (Libye, Afghanistan). Les guerres de séparatisme, autre forme contemporaine des conflits, mettent en scène un Etat souverain face à des forces séparatistes généralement soutenues par un Etat voisin. L’Etat qui soutient les forces séparatistes peut parfois intervenir directement avec son armée. Le conflit du Haut-Karabagh (1988-1994) oppose l’Arménie et les séparatistes arméniens du Haut-Karabagh face à l’Azerbaïdjan dont fait partie le territoire du Haut-Karabagh. Le cessez-le-feu de mai 1994 n’a jamais débouché sur un quelconque traité de paix. On est face à un conflit gelé ponctué d’escarmouches et de tensions récurrentes. Le Haut-Karabagh est devenu une république, Etat non reconnu par la communauté internationale sauf par l’Arménie (Gasimov, 2010). La Géorgie est confrontée à la même situation face aux provinces séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Entre 1994 et 2008, ces deux provinces ont proclamé leur indépendance avec l’aide des troupes russes. Ces deux Etats non reconnus accueillent des troupes russes sur leur territoire et fonctionnent en quelque sorte comme des annexes de la Russie. La Géorgie n’accepte pas cet état de fait car son intégrité territoriale est atteinte. La situation est gelée et il ne saurait être question d’un traité de paix avec la Russie. Dans la sphère post-soviétique, un troisième cas de guerre de séparatisme concerne l’Ukraine. Il a un impact considérable sur les relations entre la Russie, l’Union Européenne et les Etats-Unis. Dans le cadre de la nouvelle Ukraine indépendante, il existe une république autonome de Crimée dont 65% de la population est russe. Aidée par la présence de commandos russes, elle tient un référendum le 16 mars 2014 consacrant sa réunification à la Russie. Cet acte de séparatisme n’est pas reconnu par la communauté internationale car il est représente une atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Dans la foulée, le Donbass, région orientale de l’Ukraine, voit apparaître deux entités séparatistes: la république populaire de Donetsk (avril 2014) et la république populaire de Lougansk (mai 2014). Les forces séparatistes sont équipées par la Russie et soutenues par des militaires russes. Malgré le Protocole de Minsk (5 septembre 20114) et les Accords de Minsk (12 février 2015), pilotés par la Russie, la France et l’Allemagne, aucun progrès n’a été réalisé et le conflit se poursuit d’une façon larvée. Tant pour la Crimée que pour le Donbass, on ne voit pas, pour l’instant, quel type de traité de paix pourrait émerger en vue de nouvelles relations pacifiées entre la Russie et l’Ukraine.

L’ordonnancement classique des guerres entre Etats semblait relever d’un ordre immuable. Or, les “nouvelles guerres”, à savoir les formes multiples de la guerre contemporaine, rendent difficiles l’automaticité des traités de paix. Les conflits sont devenus plus compliqués et surtout très protéiformes (Mueller, 2010; Kaldor, 2012). Les conflits gelés n’ont jamais autant prospéré (Cachemire, Chypre, Haut-Karabagh, Transnistrie, Sahara occidental…). Dans ce cas précis, la communauté internationale semble s’accommoder du statu quo et aucune initiative n’émerge en faveur d’un traité de paix (Page Fortna, 2004). Les guerres civiles n’ont jamais été aussi nombreuses et beaucoup d’entre elles se confondent avec les guerres de séparatisme car, en réalité, les séparatistes sont les citoyens du pays contre lequel ils se soulèvent. Ces nouveaux types de conflit que sont les guerres irrégulières viennent compliquer la route vers des processus de paix. Ces guerres irrégulières impliquent des forces paramilitaires non étatiques. Les Etats font face à des forces mouvantes et fluides qui se fondent dans la population et qui n’opèrent jamais sur de véritables lignes de front. En général, ces forces irrégulières, fanatisées et idéologisées, visent à la disparition complète de l’Etat légal qu’elles combattent par le terrorisme. Elles ne cherchent pas la paix. La notion de traité de paix est vide de sens tant pour elles-mêmes que pour l’Etat légal. Le Hamas, le Hezbollah, Daesch, Al Qaida, les talibans, le PKK représentent de bons exemples de ces acteurs de guerres irrégulières. L’Etat légal n’a plus en face de lui un ou d’autres Etats pour faire la paix sur une base égale et mutuelle. Faut-il s’en remettre à l’ONU et aux Casques Bleus? Il est permis d’en douter tant l’ONU est absente de plusieurs conflits majeurs contemporains (Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan, Rohingyas de Birmanie). La multiplication des acteurs non étatiques sur la scène internationale a profondément changé les règles traditionnelles d’affirmation de la puissance (Pearlman et Gallagher, 2012). Les acteurs non étatiques contournent, échappent ou défient la puissance militaire en permanence, ce qui entrave la route vers la paix. En bref, l’Etat n’a plus le monopole de la guerre et n’est plus l’orchestrateur central des traités de paix. Les conflits sont devenus beaucoup plus compliqués et ont perdu leur caractère binaire (Cattaruzza, 2014). On est donc confronté à un changement considérable de paradigme. C’est ce qu’il convient d’examiner.

   Conclusion: un changement de paradigme

A quelques exceptions près, la violence intra-étatique est devenue la forme la plus fréquente de la guerre dans le système international contemporain (Chojnacki et Reisch, 2008). Malgré l’interventionnisme des grandes puissances en certains endroits de la planète (Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Irak, Libye, Syrie), les dimensions géographiques et temporelles de la guerre sont désagrégées par le nombre croissant d’acteurs non étatiques qui s’attaquent aux populations civiles. On est ainsi passé de “vieilles guerres” à de “nouvelles guerres” extra-étatiques, intra-étatiques et sub-étatiques d’où l’obsolescence des traités de paix classiques (Sarkees, Wayman et Singer, 2003; Kaldor, 2012). Depuis plus de soixante-dix ans, il n’y a plus de véritables conflits entre grandes puissances. Elles agissent par Etats ou groupes interposés. L’obsolescence des guerres entre Etats s’explique par la prolifération des armes nucléaires, la dissuasion nucléaire, la mondialisation de l’économie, la diffusion de la démocratie, le développement de normes et d’institutions internationales, la réduction des effectifs militaires et des armements nucléaires (Sangha, 2011). L’équilibre de la puissance a été rompu en 1991 par la disparition de l’URSS. La grammaire de la guerre a changé et la nature de la paix a changé parce que les protagonistes de la guerre ont changé (shebabs de Somalie, talibans d’Afghanistan, terroristes d’Al Qaida et de Daesch). En outre, le droit d’ingérence humanitaire est venu transformer les processus classiques de guerre et de paix. De plus, le principe de la guerre doit être légitimé par une décision du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Du coup, les guerres entre Etats et leurs traités de paix subséquents sont devenus une sorte de curiosité historique. Aujourd’hui, les Etats souverains ont peu à gagner à se lancer dans une guerre frontale (Gray, 2005). Les traités de paix ont pour avantage d’éliminer les ambigüités et permettent la normalisation des relations entre deux ou plusieurs Etats. Dans le passé, beaucoup de traités de paix impliquaient des changements de territoires ou des changements de frontières (Schwarz, 2012). Or, ce type de traité de paix est battu en brèche par le principe de l’intangibilité des frontières internationales. Ce principe est au coeur même de la doctrine de l’ONU. Par voie de conséquence, les traités de paix avec pertes ou gains de territoire ne sont plus la norme au sein de la communauté internationale. Il est intéressant de remarquer que l’âge d’or des traités de paix (le système de Versailles) s’est déroulé à un moment où n’existait pas encore une organisation internationale efficace. Ensuite, durant sa courte existence, la SDN a été incapable d’influencer la communauté internationale dans le processus général de paix. Après 1945, le déclin progressif des traités de paix est concomitant de la montée en puissance de l’ONU. Les résolutions du Conseil de Sécurité semblent se substituer aux traités de paix comme mécanisme de mise en place de la paix. De plus, les Etats membres des Nations Unies peuvent s’opposer à conclure des traités de paix suite à des guerres considérées comme non légales selon le système de l’ONU. Les traités de paix sont également concurrencés par trois mécanismes tout à fait nouveaux: la codification du droit humanitaire international, l’introduction du droit d’ingérence humanitaire et, enfin, la montée en puissance d’une violence de plus en plus désorganisée, multiforme et changeante (Fazal, 2012).

On observe deux tendances récentes pesant sur le devenir des traités de paix: d’une part, les limites de la diplomatie multilatérale; d’autre part, le relatif retrait de l’ONU qu’on ne consulte plus avant de lancer un conflit. En effet, des conflits éclatent sans passer par le Conseil de Sécurité pour la raison évidente que des entités non reconnues ne font pas appel à l’ONU. En outre, même si elles ont une valeur contraignante, les résolutions du Conseil de Sécurité restent souvent lettre morte. Voilà pourquoi on recense de moins en moins de guerres légales. Pour organiser la paix, il faut des partenaires crédibles. Or, les situations anarchiques prévalant dans certains pays font que le gouvernement légal est non seulement fortement battu en brèche par des forces non reconnues par l’ONU mais, de plus, se retrouve sans moyens dans l’Etat qu’il devrait gérer. L’affichage identitaire, communautariste, ethnique ou religieux de ces conflits anarchiques cherche à cacher les objectifs poursuivis par les forces illégales: lutte pour renverser le gouvernement légal (cela représente deux tiers des guerres civiles post-guerre froide), accès à l’indépendance ou refus de la sécession (pour un tiers des guerres civiles post-guerre froide). Les traités de paix classiques ouvraient généralement la voie à des politiques de reconstruction post-conflit: Plan Dawes en 1924, BIRD en 1944, Plan Marshall en 1947. A partir de la fin de la Guerre Froide, les gouvernements donateurs se sont petit à petit éclipsés au profit des ONG humanitaires qui ont pris le relais. La communauté internationale a été confrontée à sa propre incapacité pour répondre avec efficacité aux politiques de reconstruction (Rwanda, Tchétchénie, Bosnie, Cambodge, Kosovo, Timor oriental).

La disparition des traités de paix est à mettre en parallèle avec la mutation radicale du système westphalien. Les grandes puissances ont longtemps exercé la régence de leurs valeurs dans l’ordre international et elles l’ont imposé aux nouveaux Etats issus de la décolonisation. Elles étaient en quelque sorte les orchestratrices de la paix et des traités de paix (Badie, 2014). Ce n’est plus le cas. La mondialisation et les nouvelles technologies de l’information, l’interdépendance généralisée, la fluidité, la mobilité et l’intensification des communications ont complètement chambardé l’ordre international westphalien. Les inégalités Nord-Sud engendrent des situations de décomposition et de tension à l’origine des conflits en cours sur la planète. Ces conflits n’ont plus rien à voir avec les guerres classiques. Les milices de tous genres, les seigneurs de guerre, les terroristes fondamentalistes ne sont pas des partenaires disposés à s’asseoir à une table de négociations pour en faire sortir un traité de paix. Ces nouvelles guerres sont diffuses, dispersées, difficilement localisables à cause de la multiplicité et de l’entrecroisement des acteurs (Kaldor, 2012). C’est ce qui se déroule au Sahel, dans le bassin du Congo, dans la Corne de l’Afrique, au Moyen-Orient et en Afghanistan. L’ONU est impuissante à cause du droit de veto des grandes puissances au Conseil de Sécurité. Les Casques Bleus sont absents au Yémen, en Syrie, en Irak, en Libye. Dans bien des zones de conflit, rien n’est fait pour enclencher un processus de paix (Badie, 2018).

En définitive, la fin de la Guerre Froide et les attentats du 11 septembre 2001 ont mis un terme à l’équilibre subtil où les Etats et les grandes puissances maintenaient la paix dans le cadre de l’ordre territorial westphalien (Badie, 2016). Or, ce cadre n’existe plus car le monde fait face à l’irruption de nouveaux acteurs non étatiques. Ces belligérants fonctionnent selon des codes qui ne sont pas ceux de la communauté internationale. De plus, ils ne se considèrent, en aucune manière, liés aux règles et normes des Nations Unies dont ils ne font pas partie. A leurs yeux, la paix n’est pas un objectif à atteindre. Les traités de paix ont correspondu à un moment de l’histoire moderne et contemporaine où quelques Etats maintenaient l’équilibre des relations internationales. Ce système semble avoir volé en éclat et le temps présent témoigne de la fin des traités de paix. La notion de paix a changé de nature dans la portée de nouveaux modes de rapports entre acteurs des conflits. La seule échelle de l’Etat ne permet plus à elle seule de saisir le pourquoi et le comment de la paix (Cattaruzza et Sintès, 2016).

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