André-Louis SANGUIN
Emérite
Sorbonne Université
(anciennement Université de Paris IV-Sorbonne)
I – Julian Minghi: l’homme
Pour ceux et celles qui ont eu l’occasion de le rencontrer à l’université, dans des
colloques scientifiques ou sur le terrain, Julian était un collègue qui n‘était pas
compliqué et qui était facile d’accès. Il n’était pas imbu de sa personne et il n’avait
pas une attitude pontifiante comme certains universitaires. Il ne jouait pas au
personnage important. En d’autres termes, il était l’antithèse des « mandarins ».
D’un caractère convivial et toujours de bonne humeur, il faisait partager à ses
interlocuteurs son immense culture internationale qu’il ne mettait jamais en avant.
II – Julian Minghi: son héritage scientifique
L’héritage scientifique que nous laisse Julian est constitué de deux parties
essentielles: la géographie politique et la géographie des frontières et des
paysages frontaliers.
On ne soulignera jamais assez le rôle considérable joué par son livre The
Structure of Political Geography publié en 1969 avec Roger Kasperson. C’est à
partir de ce moment-là que non seulement la géographie politique cessa d’être
confondue stupidement avec la géopolitique mais aussi qu’elle put se doter d’un
solide corpus théorique. Cela lui a permis de connaître son formidable
développement contemporain. L’apparition de la revue Political Geography en
1982 amena Julian à critiquer l’inutilité, proclamée en 1945 par Isaiah Bowman
(président de la Johns-Hopkins University à Baltimore), de créer une revue de
géographie politique dans son article qu’il publia en 2002 sous le titre « Do Not
Start a Journal in Political Geography » : Bowman to Whittlesey -1945 (Political
Geography, 2002, vol. 21, n° 6, pp. 739-744).
L’autre partie de son héritage se fonde sur une nouvelle avenue: la géographie des
frontières et des paysages frontaliers. Son livre The Geography of Border
Landscapes publié avec Dennis Rumley en 1991, constitua le socle à partir
duquel des dizaines de chercheurs répartis dans le monde se mirent à creuser
cette thématique vécue et concrète. En 2005, alors qu’il avait déjà pris sa retraite,
Julian insistait encore sur l’importance des études frontalières dans un article
publié avec Heather Nicol The Continuing Relevances of Borders in Contemporary
Contexts (Geopolitics, 2005, vol. 10, n° 4, pp. 680-687). Devant les considérables
transformations territoriales engendrées par l’Union Européenne sur la carte
politique du monde (Marché Unique, Zone Euro, Espace Schengen…), il revenait
sur les changements multidimensionnels de ces questions dans The New
European Frontiers, ouvrage publié en 2014 en collaboration avec Milan Bufon et
Anssi Passi.
Six avant sa disparition, et à l’usage des chercheurs et étudiants du vaste monde
hispanophone, la revue espagnole Geopolitica(s), sous-titrée « Revista de Estudios
sobre Espacio y Poder » à Madrid publiait Los Estudios de Frontera en Geografia
Politica (Geopolitica(s), 2018, vol 9, n° 2, pp. 291-325), traduction de l’article
fondateur de 1963 Boundary Studies in Political Geography (Annals of the
Association of American Geographers, 1963, vol. 53, n° 3, pp. 407-428). Julian y
soulignait avec vigueur le caractère dynamique et contingent des frontières et il
prêtait une attention spéciale aux interactions sociales, politiques, culturelles et
économiques des territoires et des populations des zones frontalières. Dans le
monde universitaire et scientifique, il est rarissime de voir un article traduit et
réédité 55 ans après sa parution originelle. C’est la preuve irréfutable de la portée,
de la pertinence et de la profondeur de la pensée géographique de Julian.
III – Julian Minghi, fin connaisseur du terrain: un témoignage personnel
Julian fut un amoureux des Alpes Juliennes dont il connaissait tous les coins et les
recoins. Au cours de la Première Guerre Mondiale, entre 1915 et 1917, ce massif
de l’arc alpin fut le théâtre de combats acharnés entre l’armée italienne et les
troupes de l’Empire des Habsbourg. La ligne de front courait de Tarvisio à Duino et
fut, de juin 1915 à septembre 1917, le théâtre des 11 Batailles de l’Isonzo où
périrent 300.000 soldats italiens et 200.000 soldats austro-hongrois. Julian
m’emmena au Monte Sabotino pour me faire découvrir l’un des lieux les plus
sanglants de cette ligne de front. Le Sabotino domine la vallée de l’Isonzo et la
plaine de Gorizia. Cette montagne fut l’objet d’une offensive italienne infructueuse
lors de la 1ère Bataille de l’Isonzo (juin 1915) puis fut conquise par l’infanterie
italienne lors de la 6ème Bataille de l’Isonzo (août 1916). Avec des paroles claires
et simples, Julian m’expliquait tout cela sur le lieu lui-même, tout en me citant des
passages du roman autobiographique L’adieu aux armes (1929) où Ernest
Hemingway faisait allusion au Monte Sabotino. Après la Seconde Guerre
Mondiale, la frontière Italie-Yougoslavie fut modifiée par les Alliés dans tout le
secteur des Alpes Juliennes (Traité de Paris, 1947). Le Monte Sabotino fut traversé
par cette nouvelle limite internationale d’une façon fort curieuse. Une partie de son
flanc Sud fut placée en Yougoslavie perturbant la circulation côté italien. Dans la
foulée du Traité d’Osimo (1975), une route a été construite en 1985 (surnommée la
Strada di Osimo) pour créer un lien direct entre le Collio et Gorizia. C’est ainsi que
le Monte Sabotino est passé de la guerre à la paix!
De la façon la plus naturelle du monde, Julian décrivait toutes ces situations
historiques sur le site concerné. Il vivait réellement la frontière dans sa tête! Puis
nous avons achevé ce fieldwork improvisé et informel en visitant une cave à vin du
Collio Goriziano. Tout en dégustant ces vins magnifiques, il me parlait aussi du
Collio slovène (Goriska Brda) de l’autre côté de la frontière en mettant l’accent sur
les perspectives d’évolution à l’exportation de toute cette région viticole,
désormais unifiée dans le cadre de l’Union Européenne et de son marché unique.
In Memoriam
Julian Minghi fut un mentor pour plusieurs générations de chercheurs, un
animateur de nouveaux thèmes à travailler, un observateur attentif des
changements intervenus sur la carte politique.
Il nous laisse un héritage à valoriser et le souvenir d’un maître de la géographie
politique, éloigné des idéologies et des sectarismes.
Hommage ému à la mémoire d’un modèle et d’un compagnon sur la route de la
géographie politique.